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Dîner à la chandelle (Pilier Central du Frêney, août 2001)

Depuis le temps que François me parlait de "son" pilier du Frêney, il fallait bien finir par le programmer. Plutôt limite en escalade cet été 2001, je lui annonçais en début de vacances qu'il ne fallait pas trop compter sur moi. Et, puis, peu à peu, l'idée a fait son chemin : la forme est là comme en témoignent les gros dénivelés à skis depuis le début de l'hiver, et en plus, je suis acclimaté (Pelvoux, Mont Blanc, Mont Maudit, Dôme des Ecrins en quelques jours). Lorsque météo France prévoit quatre jours de beau temps sec sans orages, j'appelle François à Chamonix : "prépare-toi, j'arrive demain, on va au pilier lundi ! ".

C'est donc vers 9h du mat. que nous débarquons à Courmayeur ce lundi 13 août 2001, après avoir contourné tout le massif en voiture pour cause de tunnel du Mont Blanc toujours fermé. Nous démarrons sous le glacier du Miage, à la Visaille, faisant confiance à François pour le sentier de départ, lui-même faisant confiance aux topos guides de référence qui indiquaient de partir de ce point-là. Rapidement, on commence à douter : gros débit sur le torrent à traverser, sentier à peine tracé : et s'il n'y avait pas de passerelle ? Avec les gros sacs que je commence déjà à appeler "les putains de sacs", on préfère ne pas y penser. Ouf ! On aperçoit une passerelle. Des cairs semblent y mener. Mais rapidement, la réponse arrive. Le torrent est scindé en deux branches. La passerelle permet de franchir la deuxième. La première est infranchissable. Ca commence mal ! Finalement, nous remontons comme des sangliers, d'abord à travers des bosquets d'aulnes puis sur les moraines du glacier du Miage et nous traversons sur le glacier même. Quand nous rejoignons le sentier du refuge Monzino, il s'est déjà écoulé 3/4 d'heure alors que nous avons à peine commencé à déniveler.

En direction du refuge Monzino, face à l'Aiguille Noire de Peuterey

© lionel tassan 2001

Montée au bivouac Eccles, sur le glacier du Brouillard

© lionel tassan 2001

La montée est pénible sur un sentier trop raide, à travers des pentes herbeuses et des barres rocheuses équipées de chaînes. Le paysage qui nous est inconnu occupe alors notre esprit : peu à peu, nous apercevons les glaciers du secteur, la face ouest de l'aiguille noire de Peuterey... Vers 11h30, nous débouchons au refuge et une deuxième surprise nous attend : le gardien nous déconseille de monter dormir au bivouac Eccles. "Il y a déjà 15 personnes au moins qui y sont montées ce matin, vous n'aurez pas de place ! ". Effrayés quant à l'idée de partir d'ici-bas pour le pilier, nous décidons de monter quand même "Pourvu qu'on ait un bout de sol pour s'allonger ! konsdit "

Après la pause déjeuner, nous revoilà donc partis vers le haut. Sente, moraines, névés. Nous prenons pied sur le glacier. Nous allégeons les sacs en sortant le matériel dont nous avons besoin : pantalon, baudar, crampons, piolet, corde. Décidé à ne pas me fatiguer inutilement, je retrace la montée en zigzags car les traces de nos prédécesseurs vont droit dans la pente. Très souvent, pour ne pas dire presque toujours, les gens ne savent pas tracer : à pieds comme à skis, on trouve des traces trop raides, fatiguantes, avec de grandes enjambées. A skis, les conversions sont bien trop nombreuses. Lorsque certains tombent en admiration devant nos horaires et dénivelés journaliers (qui paraitront sûrement à leur tour comme dérisoires pour quelques gros bourrins), je n'hésite pas à leur répondre que mon sac contient le strict minimum et que la façon de progresser (inclinaison de la trace, foulée...) est très réfléchie. Ce sont des atouts considérables pour s'économiser.

Cette année, le paquet de neige présent en altitude nous facilite la tâche. Les crevasses sont bien bouchées, la glace rare. Notre montée est donc rapide. Nous croisons deux cordées qui descendent de l'Innominata, une classique au départ de Monzino, puis nous apercevons les deux abris-bivouacs perchés là-haut sur les rochers. Nous y débarquons vers 16h30. Comme prévu, tout est plein. Cinq cordées vont au pilier, trois à l'arête de l'Innominata. Nous nous organisons peu à peu : vêtements chauds, réorganisation du sac pour le lendemain, préparation du matériel à laisser en dehors. Quelques instants, nous sommes tous arrêtés dans nos manips pour observer un sauvetage sur l'Innominata. En dix minutes et deux rotations d'hélico plus tard, la cordée est récupérée par la voie des airs.

Sous une langue de glace, on entend l'eau couler. J'empoigne mon piolet et commence à fracasser la glace. Peu après, c'est un mince filet d'eau qui devient accessible et nous permet de remplir nos gourdes. On fait chauffer la soupe et, vers 18h, le repas du soir est attaqué. Les autres alpinistes sont sympa malgré la saturation du coin. Seuls deux allemands sont un peu dégoûtés de notre arrivée. Ils nous conseillent d'aller dormir dehors, sur une plate-forme soit-disant aménagée pour le bivouac !!! Dépourvus de duvet, nous sommes bien décidés à nous faire notre petite place, sans pour autant voler les couchettes de ceux qui sont arrivés avant nous.

Les derniers mètres vers Eccles, face à l'Aiguille Noire.

© lionel tassan 2001

Lever du jour à travers la fenêtre du col de Peuterey.

© lionel tassan 2001

La nuit passe vite. Je suis installé dans un coin du bivouac du bas. François est resté dans celui du haut, allongé par terre. Il réussira à trouver un peu le sommeil. Pour moi, la nuit est simplement un moment de repos après cette rude montée, sous la chaleur et le gros sac. Cette chaleur se poursuit d'abord dans le petit abri. Puis, peu à peu, un petit air frais nous envahit. Vers 2h30, les montres se mettent à sonner. Il faut se préparer. Quelques biscuits, un thé et c'est parti. Les allemands, peu fair-play, ont attaqué à 2h30 alors qu'ils nous avaient dit que ce serait aussi leur heure de réveil. Peu importe, on verra bien comment ça se passera dans le pilier.

L'approche se fait entièrement de nuit. D'abord une courte descente avec rimaye puis la remontée au col Eccles. Derrière, la descente du couloir est est délicate : du 50°, de la glace en haut. Faut prendre son temps. Nous décidons de ne pas nous assurer. Arrivés sur le glacier de Frêney, nous remarquons trois cordées se suivant au-dessus de la rimaye vers le pilier. En revanche, une autre semble beaucoup plus à gauche dans les rochers. Le soleil commence à se lever. Une lumière magnifique nous accompagne jusqu'à l'attaque du pilier où nous rejoignons les trois cordées. Nous y faisons une bonne pause pour nous équiper et laisser les autres démarrer.

7h. Alors que j'attaque la première longueur du socle, nous voyons débarquer, un peu plus bas, les allemands dans une pente mixte. En fait, ils se sont trompés de pilier et bataillent depuis deux heures pour retrouver la route. Ils grimperont finalement derrière nous. L'escalade se déroule sur un superbe granit abrasif. Pas trop athlétique mais assez souvent en fissures.

Tout se passe bien jusqu'à la septième longueur où le second de la cordée qui nous précède semble batailler. La longueur est soutenue, d'abord avec un court passage d'artif puis un dièdre en V/V+ sans répis. Arrivé au relais je lance à François : "J'espère qu'il n'y aura pas trop de longueurs comme ça avant la chandelle car sinon, j'ai l'impression que ça va finir à l'agonie." C'est vrai que les sacs sont lourds et que nous sommes à plus de 4200m.

Quelques gradins, une magnifique écaille plus loin et nous débarquons sur une terrasse confortable. La chandelle est toute proche. C'est un magnifique obélisque rocheux : vertical voire surplombant, haut de 150m et qui a dû être un sacré morceau à l'ouverture.

François dans la deuxième longueur du socle.

© lionel tassan 2001

De belles longueurs toutes en fissures.

© lionel tassan 2001

Je mange quelques barres et il me semble que la forme est à nouveau revenue. Le fait de se rendre compte qu'on a déjà pas mal grimpé est aussi une bonne source de motivation. Et puis, tout se passe sans soucis. Devant, les autres attaquent maintenant la chandelle et il n'y a pas d'embouteillage. Derrière, les allemands sont devenus sympathiques et restent toujours à une longueur de nous. Le ciel est au grand bleu. Au loin, nous voyons une cordée sur l'Innominata, une autre sur Peuterey. Quelle ambiance dans ce versant !

Nous décidons de faire une bonne pause au pied de la chandelle et François attaque donc la longueur suivante. Un peu mouillée, c'est une belle fissure verticale. Sous une dalle qui goutte, je passe rapidement pour éviter la douche froide puis enquille la suite : une longueur en neige où je choisis de garder les chaussons en prenant le piolet à la main. Parfois, c'est un peu terreur car les pieds glissent et l'assurage n'est pas toujours terrible : je n'ai pas envie de penduler dans le couloir. Après une belle arête neigeuse franchie à califourchon, je rejoins le relais, malcommode sur une dalle inclinée. François continue alors dans la première longueur de la chandelle, encore pas trop soutenue. Nous rattrapons une cordée à une bonne plate-forme et ils nous donnent leur impression en grimpant : " C'est une vraie via ferrata, c'est tout équipé, quelle ambiance ! ". Nous faisons la plus grosse pause de la journée. Il est 14h.

Parfois, un hélico vient faire un tour. C'est un peu perturbant pour la tranquillité des lieux mais comme ça doit être impressonnant cette chandelle vue du ciel !

Lentement mais sûrement, nous attaquons les longueurs d'artificiel : fissures, traversée à droite. Un relais se trouve plein gaz sur le fil d'un pilier, dans l'ombre. J'ai froid aux pieds car la petite arête de neige de tout à l'heure, en chaussons, à laissé des traces. L'ambiance est grandiose. En-dessous, un dièdre surplombant. Au-dessus, la même chose, mais celui-là, il va falloir le franchir. Je laisse François attaquer en tête. Il a un bien meilleur niveau d'escalade que moi. Devant, le second de cordée est passé à l'agonie, une heure peut-être. Ca sent la baston !

La Chandelle et François dans l'artif.

© lionel tassan 2001

Longueur clef de la Chandelle et sortie au sommet du pilier.

© lionel tassan 2001

En fait, François prend son temps et passe tranquillement les parties fissurées du début. A 10 mètres du relais, dans la cheminée surplombante, il tâtonne, butte, redescend un peu : " Ca va être dur, me dit-il ! " Il finit par trouver une position de coincement, écarte les pieds et sort au relais. Derrière, les allemands nous ont rejoint. Je peine pour sortir le passage. Ce putain de sac m'empêche de me dégager de l'étau. Les pieds pédalent dans le vide. Mon étrier et mon fifi sont d'une utilité précieuse pour grignotter les centimètres. Je sors à l'arrachée.

En trois longueurs de libre, nous débouchons au sommet de la Chandelle. L'escalade est terminée. Il faut remettre les grosses (chaussures). L'opération est délicate : le sommet du pilier est tout pointu. Il faut veiller à ne pas laisser échapper une grolle dans le vide, sinon, c'est l'hélico ! Un rappel et des cordes fixes plus loin et nous rejoignons les pentes mixtes qui mènent à l'arête faîtière. Il est 20h.

A ma grande surprise, la forme est vraiment là et j'enquille la remontée sans états d'âme. François me demande même de ralentir un peu. On en profite pour contempler le coucher du soleil : fantastique. L'ombre du Mont Blanc sur Courmayeur, les Jorasses qui rougeoient...  

Quand le Mont Blanc nous apparaît, il est encore bien loin. Nous entamons la grande traversée ascendante qui doit nous permettre d'y arriver. Petite hésitation sous le Mont Blanc de Courmayeur : traversée de rochers pourris, glace raide (moi qui croyait que c'était tout en neige !). Vers 4700m, nous rattrapons le bon wagon. Le sommet approche, la nuit aussi. Et puis, c'est l'explosion. Un début de mal des montagnes sans doute. Les derniers mètres me paraissent longs. Je m'arrête souvent. J'ai froid. Sommet. 22h30

Un thé et un bout de fromage plus tard, c'est la descente vers le goûter. Sur l'arête, tout va très vite. Nous sommes un moment tentés de rester à Vallot mais le désir de dormir en-dessous de 4000m, au chaud, l'emporte. La courte remontée au Dôme du Goûter m'essouffle. Parfois, je m'asseois dans la neige et j'ai envie de m'endormir. Une fraction de seconde même il me semble m'assoupir. Mais bon, on est pas d'ici alors il faut descendre. Quand nous débarquons au refuge, quelques cordées partent déjà pour le sommet. Les autres commencent à se réveiller. Nous nous installons un moment par terre puis prenons place dans les dortoirs que nous avons maintenant pour nous tous seuls.

Arrivée au sommet du Mont Blanc.

© lionel tassan 2001

8h. Réveil. Petit déj. au calme. On discute de notre ascension avec deux "aspis" qui ont fait l'intégrale de Peuterey. Ils sont de Bourg Saint Maurice. L'ambiance est sympa. Dehors, c'est déjà la cohue. Quand nous descendons l'arête du Goûter comme des bourrins, il faut slalommer entre ceux qui montent et ceux qui descendent : un vrai embouteillage de centre-ville. Ce retour prend du temps car il faut utiliser la crémaillère puis le téléphérique et le bus pour retourner à Chamonix. Nous passons chez Jean qui nous offre l'apéro. Puis il nous ramène en voiture aux Praz, le camp de base de François, où nous savourons une sieste bien méritée.

Fiche technique :

Mont Blanc 4808m. Pilier Central du Frêney. ED- (V+/A1). Hauteur du pilier 500m, hauteur de la face : 700m.

Horaires. Montée à Eccles : 6-8h, approche : 2-3h, socle : 6-8h, chandelle : 4-5h, mont-blanc : 3h. Soit 15-19h au total le deuxième jour.

Nous l'avons réalisé les 13 et 14 août 2001. J1 : 6h30 (PD), J2 : 19h.

Le schéma de la voie